J'ai déjà écrit ce qui va suivre. Le
nombre de mes lecteurs étant du genre microscopique, outre que ma
modestie maladive peut paraître, par conséquent, superflue, je
tenais néanmoins à le rappeler. Imaginons un fait divers : un
enfant a été tué en traversant une rue par une auto. Si l'on se
penche sur les circonstances, on s'aperçoit qu'il a, en vérité,
manqué de chance, parce que, dans le flot continu de voitures qui
circulaient à ce moment-là, une seule aura commis l'acte fatal. La
mauvaise idée, si l'on veut faire une étude sociologique des
circonstances de l'accident, comprendre pourquoi une communauté peut
aboutir à un drame pareil, la mauvaise idée, c'est d'interroger le
conducteur (ou la..) qui l'a commis. Il vous dira évidemment que ce
n'est pas ce qu'il voulait, qu'il est désolé, qu'il n'y est pas
pour grand chose, que c'est la faute à pas de chance.... Meilleure
serait l'idée – je n'ai pas écrit que c'est la bonne –
d'interroger tous les autres, tous ceux sur qui ça pouvait tomber,
tous les conducteurs qui se trouvaient là au « mauvais
moment ». Je suis prêt à parier ma chemise que, pour la
plupart, ils n'auraient rien à dire d'autre que le malheureux sur
qui c'est tombé. Au fond, s'ils n'ont pas écrasé le petit, c'est
la faute « à la chance ». Pour la plupart. Parce que je
suis également prêt à parier que, parmi eux, il y en aurait au
moins un qui affirmerait péremptoirement : je n'écrase pas les
enfants !... Au moins un veut dire que, à mon sens, il seraient
sûrement nombreux. Parmi eux, une majorité de gens un peu (
euphémisme volontaire) stupides qui, s'appuyant sur le fait que,
factuellement, ce n'est pas à eux que c'est arrivé et, donc, qui en
concluent trop rapidement qu'il n'y a pas de raison pour que ça ne
continue pas. Une histoire de « bonne étoile ». Jusqu'à
preuve du contraire. Evidemment, ceux-là vont aller écraser, un peu
plus loin, un peu plus tard, la grand-mère qui traverse ou, pire,
votre enfant. Mais, si vous avez un peu de chance, vous en trouverez
au moins un (une …) qui, lui, n'écrasera effectivement jamais
personne, chance ou pas. Et qui, donc, semble le seul habilité à
l'affirmer. Théoriquement, votre premier réflexe devrait être de
ne pas le croire plus que les autres et, devant son obstination,
comme tout le monde, afficher un sourire narquois. Sauf que cette
possibilité, en vérité, existe... Un homme est mort, récemment,
dont le nom était Beltoise... Ce monsieur, après avoir été
pilote de course, avoir connu quelques succès, a fini par consacrer
sa vie à la sécurité routière. Sa devise n'était rien moins que
: « on peut raisonnablement envisager un monde sans accidents
de la route ». Sa théorie reposait sur le fait que, avec
l'état de la technologie embarquée aujourd'hui dans les
automobiles, ABS, Anti-patinage, direction assistée, on peut, si
nous nous y mettons tous, éviter à peu près tous les cas les plus
fréquents d'accidents. A une condition. Qu'on comprenne, avant toute
chose, que cela dépend de nous. Que nous devons nous familiariser
avec la notion de « vigilance ». Un exemple : une voiture
s'arrête, vous êtes à vélo... la première idée qui doit vous
traverser l'esprit est que la porte du conducteur va s'ouvrir. Un bus
s'arrête à son arrêt, la première idée est : un enfant va surgir
de devant le bus. Vous voyez, de loin, les feux arrière d'une auto
s'allumer, la première idée est : sans freiner, parce que c'est
dangereux, ralentir et accroître la distance entre vous et la
voiture qui vous précède. Je vais cesser ici la liste. Elle est
encore longue. Normalement, vous vous dites que, finalement,
peut-être, pourquoi pas. Sauf les intégristes du hasard qui, eux,
ne bougeront pas. C'est du flan, on peut pas savoir. Les autres, ceux
qu'on peut faire douter, eux, acceptent mais se demandent : certes !
Mais vous allez où, là ? Et là, parce qu'on est entre nous, je
réponds direct : Antigone. Ceux qui ont compris, et il y en a
forcément, peuvent reprendre leurs activités. Pour les autres, s'il
y en a, je vais donc expliciter. Antigone, comme le « Petit
Prince », sont des icônes du bon sentiment. Il est séant,
conforme, d'admirer Antigone, la représentation que nous en avons
aujourd'hui, pour sa capacité à dire « non ». Si l'on
fouille parmi le public qui adore ce « non », on tombe,
comme pour l'accident, sur une masse énorme de gens qui, d'une part,
ne diront jamais non eux-mêmes et, d'autre part, ne pourront jamais,
si vous les isolez du groupe avec lequel ils disent non, vous donner
une raison valable et étayée de dire « non ». Bien
entendu, ils ne changeront rien à leur vie et retourneront dire
« non » dans la rue, sur un autre sujet, la prochaine
fois qu'on leur en suggérera l'idée. Parmi les autres, des gens
plus déterminés qui, eux, diront toujours « non » à
bon escient et, surtout, sauront toujours vous expliquer pourquoi il
faut dire « non ».
Le 11 janvier 2015,
beaucoup de gens sont descendus dans la rue pour dire « non ».
Parmi eux, très peu savent effectivement pourquoi il fallait, là,
dire « non ». Ils n'étaient pas tous Charlie, hélas.
Car, les cinq morts de Charlie, eux, bien qu'étant les plus
charmants des humains, n'avaient ni la candeur virginale d'Antigone
ni la fraîcheur infantile du Petit Prince, tous deux recouverts du
voile de l'innocence, qui est un résidu de la tradition chrétienne
du regret éternel du paradis originel. De bons sentiments –
discutables, à mon sens - que partageaient, hélas, presque tous les
gens qui défilaient. Eux, à Charlie, et ce n'est pas si fréquent
qu'on le croit, même si l'on s'est solidarisé, même si nous avions
l'air tous unis, eux, ils savaient pourquoi on doit dire « non ».
Ils connaissaient les enjeux, ils l'on pourtant dit et ils en sont
morts. Eux, ils sont morts et, nous, on défile.
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